L’AfD a remporté la plus grande victoire enregistrée par un parti d’extrême droite depuis la Seconde Guerre mondiale, alors que les sociaux-démocrates ont subi leur plus grande défaite de l’après-guerre.
- La cheffe de file fédérale de l’AfD et candidate à la chancellerie allemande, Alice Weidel, et le co-président fédéral de l’AfD, Tino Chrupalla, tiennent une conférence de presse dans la Haus der Bundespressekonferenz, en Allemagne, le 24 février 2025. Carsten Koall / picture alliance via Getty Images
Les résultats des élections allemandes du 23 février ont confirmé une tendance préoccupante qui affecte de plus en plus la politique européenne au XXIe siècle : l’effondrement de la social-démocratie et la résurgence simultanée des partis et mouvements d’extrême droite, dont certains partisans glorifient ouvertement le fascisme.
Les élections nationales anticipées n’ont laissé aucune place au doute quant au net virage à droite de l’Allemagne. L’Alternative pour l’Allemagne (AfD), parti raciste d’extrême droite, est devenu le deuxième parti du pays, avec 20,8 % des voix, soit environ deux fois plus qu’en 2021. Il s’agit de la plus grande victoire d’un parti d’extrême droite en Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale, et l’AfD est certainement le plus grand vainqueur de ces élections législatives fédérales. Quant à l’ingérence d’Elon Musk dans la politique allemande, son soutien à l’AfD ne semble pas avoir joué un rôle significatif dans le résultat de l’élection. En décembre, Elon Musk a suscité l’indignation en postant sur X que « seule l’AfD peut sauver l’Allemagne » et il a continué à défendre activement le parti, mais les résultats de l’extrême droite n’ont pas été meilleurs que ce que les sondages avaient prédit au moment de l’annonce des élections anticipées.
Dans le même temps, le parti social-démocrate (SPD), autrefois puissant, a subi sa pire défaite depuis la Seconde Guerre mondiale, avec 16,4 % des voix. Plus ancien parti politique du pays, il a toujours bénéficié du soutien des travailleurs de l’industrie et des syndicats. Il a vu son nombre de suffrages diminuer nettement au cours des deux dernières décennies, même s’il a réussi à remporter une courte victoire lors des élections de 2021 avec 25,7 % des voix, marquant ainsi la fin de 16 années de gouvernement conservateur sous la direction d’Angela Merkel.
Comme prévu, l’alliance conservatrice de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) et de l’Union chrétienne-sociale de Bavière (CSU) est sortie victorieuse, son leader Friedrich Merz étant appelé à devenir le nouveau chancelier, mais elle n’a pas été à la hauteur des sondages préélectoraux. En fait, avec 28,5 % des voix, la CDU/CSU a obtenu son deuxième plus mauvais résultat de l’après-guerre. Il leur faudra former une coalition avec un autre parti, très probablement le SPD, puisque la CDU a exclu de faire entrer l’AfD dans un gouvernement de coalition.
Les conservateurs allemands ont promis de maintenir un « barrage » contre l’extrême droite, mais au début de cette année, ils ont activement cherché à faire passer un projet de loi controversé sur l’immigration avec le soutien de l’AfD. En effet, les positions idéologiques des chrétiens-démocrates – non seulement sur l’immigration mais aussi sur la politique fiscale – sont plus proches de celles de l’AfD (extrême droite) que de celles des sociaux-démocrates (centre gauche). Ainsi, une coalition à deux avec les sociaux-démocrates ne promet pas d’être un long fleuve tranquille. Les sociaux-démocrates sont favorables à un assouplissement du « frein à l’endettement » allemand (un plafond sur le déficit fédéral imposé en 2009), facteur essentiel des difficultés économiques actuelles de l’Allemagne, tandis que la CDU/CSU et l’AfD s’opposent à toute réforme de ce frein. Toutefois, Merz de la CDU, qui devrait être le prochain chancelier, a déclaré qu’il pourrait être ouvert à une réforme du « frein à l’endettement », même s’il préfère examiner d’autres solutions.
Les Verts, partenaire mineur de la coalition sortante, ont obtenu 11,6 % des voix, tandis que les Libres démocrates, favorables aux entreprises, ont subi de lourdes pertes et n’ont pas atteint le seuil de 5 % nécessaire pour entrer au Bundestag, le parlement fédéral allemand.
Par ailleurs, l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW), qui promeut une économie de gauche alors que certaines de ses positions sont proches de l’extrême droite, n’a pas réussi à franchir le seuil des 5 % nécessaire pour obtenir des sièges au Bundestag.
En revanche, le parti de la gauche radicale, Die Linke, qui conjugue des politiques économiques de gauche et une défense acharnée des droits des migrants et des droits humains, a fait un retour politique après des années de crise en obtenant 9 % des voix, doublant ainsi le soutien qu’il avait obtenu lors de l’élection de 2021.
Die Linke est extrêmement populaire auprès des jeunes, en particulier des jeunes femmes, qui sont sensibles à sa promesse de lutter pour la justice sociale, la dignité et le bien-être dans la tradition de la démocratie et du socialisme. La montée en puissance du parti a été dopée par un discours antifasciste enflammé que sa jeune et charismatique codirigeante Heidi Reichinnek a prononcé au Bundestag contre l’extrême droite et ses alliés. Ce discours est devenu viral et a été visionné plus de 30 millions de fois.
L’extrême droite s’est normalisée en Allemagne et cette évolution devrait faire frémir l’ensemble de l’establishment politique européen.
Die Linke s’est reconstruit en accordant une plus grande attention aux intérêts des travailleurs, en se positionnant clairement sur les grands enjeux du pays tels que le logement, et en s’impliquant « dans le débat de société sur les changements des modèles de production et des modes de vie, en prenant en compte politiquement les inquiétudes et les peurs de la population », comme l’écrivent le sociologue Heinz Bierbaum et la candidate de Die Linke Ines Schwerdtner. Ces enseignements s’adressent à toute la gauche, où qu’elle se trouve.
Plusieurs raisons expliquent l’effondrement spectaculaire des sociaux-démocrates et la montée en puissance du parti raciste d’extrême droite AfD. Pendant le court mandat du gouvernement d’Olaf Scholz, une fragile alliance tripartite entre les sociaux-démocrates, les démocrates libres (FDP) et les Verts s’est écroulée en novembre 2024 après que Scholz a limogé son ministre des finances (chef de file du FDP), Christian Leidner, en raison de différends budgétaires. L’économie allemande avait été soumise à une pression considérable, subissant une récession pendant deux années consécutives, des prix de l’énergie élevés et un marché du travail en pleine détérioration. Mais ces défis dépassaient tout simplement les capacités d’Olaf Scholz, et ses échecs ont non seulement mis fin à son mandat, mais ont également fait de lui le dirigeant le plus impopulaire d’Allemagne depuis l’unification.
Un sondage réalisé en 2023 a révélé que si des élections avaient été organisées à cette date, les sociaux-démocrates n’auraient obtenu que 14 % des voix. La popularité de Scholz ne s’est guère améliorée en 2024, et il a même subi des pressions de la part de membres de son propre parti pour se retirer en tant que candidat du SPD aux élections anticipées qui ont suivi la chute de son gouvernement de coalition.
Pourtant, les défis économiques auxquels le gouvernement Scholtz a été confronté et qu’il n’a pas su relever ont des racines plus profondes. Le modèle de croissance allemand, qui repose sur une croissance tirée par les exportations, la « discipline budgétaire » et le rejet de la philosophie keynésienne de l’économie, est complètement en panne, comme l’a affirmé le journaliste d’origine allemande Wolfgang Münchau dans son livre Kaput : The End of the German Miracle. L’Allemagne est redevenue « l’homme malade de l’Europe ». Et contrairement à ce que les conservateurs aiment à prétendre, le coupable n’est pas la « bureaucratie ».
L’obsession de la consolidation fiscale et la croyance inébranlable dans les forces du marché pour guider l’économie (Ordnungspolitik) sont au cœur des malheurs économiques de l’Allemagne. Le fameux « frein à l’endettement », qui limite le déficit annuel du gouvernement fédéral à 0,35 % du PIB et qui est inscrit dans les articles 115 et 109 de la loi fondamentale allemande, est le résultat direct de l’approche de la politique économique du gouvernement, qui n’est pas favorable à l’endettement et qui est basée sur une approche du laissez-faire (en français dans le texte) du concept Ordnungspolitik (politique de l’ordre). Cependant, le « frein à l’endettement » n’agit pas comme un moteur, mais plutôt comme un point de fixation pour l’économie du pays. De ce fait, l’Allemagne a systématiquement sous-investi, mettant ainsi un frein à la croissance économique. L’investissement public allemand est l’un des plus faibles d’Europe. En fait, l’investissement public net a chuté à zéro pour cent ces dernières années, selon les économistes de Pictet Wealth Management.
Naturellement, les difficultés économiques tendent à se traduire par des problèmes sociaux et un taux croissant de mécontentement politique. L’absence de croissance et l’augmentation du coût de la vie ont conduit à un degré plus élevé de polarisation socio-économique, et tant la pauvreté et que le sans-abrisme sont en augmentation. En 2022, près de 21 % de la population allemande était touchée par la pauvreté ou l’exclusion sociale (c’est-à-dire qu’elle n’avait pas accès aux opportunités et aux ressources). Quant au sans-abrisme, qui a également augmenté ces dernières années, le gouvernement allemand l’a chiffré à 375 000, tandis que le groupe de travail fédéral sur l’aide aux sans-abri a estimé le nombre de personnes non logées dans le pays à environ 600 000. Un chiffre incroyable quand on sait qu’aux Etats-Unis, dont la population est quatre fois plus importante que celle de l’Allemagne, le nombre de personnes sans domicile était estimé en 2024 à un peu plus de 770 000.
Les sociaux-démocrates allemands, comme les partis sociaux-démocrates de toute l’Europe, ont connu une baisse spectaculaire de leurs nombres de vote, non pas en raison de changements dans la structure des classes et des valeurs, comme l’affirme le discours dominant sur le déclin de la social-démocratie européenne, mais plutôt parce que le courant dominant de gauche (par exemple, les partis sociaux-démocrates comme le SDP) s’est déplacé vers le centre et même vers la droite en ce qui concerne les questions économiques lorsqu’il a accepté les réformes néolibérales.
Tout comme le Parti démocrate aux États-Unis, les partis sociaux-démocrates européens se sont éloignés de leur vocation pro-classe ouvrière, ce qui a donc permis aux partis d’extrême droite de gagner du terrain auprès des électeurs de la classe ouvrière en tenant un discours de plus en plus populiste, même si la plupart d’entre eux (mais pas tous) défendent dans la pratique un projet anti-travailleurs au sein du Parlement européen.
Les principaux problèmes auxquels la nouvelle coalition de partis au pouvoir sera confrontée en Allemagne sont le « frein à l’endettement », l’immigration et le changement climatique. Les chances que la nouvelle coalition apporte des changements transformationnels dans le fonctionnement de l’économie allemande sont plutôt minces. Pourtant, si le modèle économique actuel n’est pas abandonné, l’Allemagne continuera d’être confrontée à des vents contraires violents pendant de nombreuses années. Le sous-investissement et la faible croissance de la productivité garantiront très vraisemblablement la persistance du marasme économique de l’Allemagne. Selon une enquête réalisée en 2024 par le German American Business Outlook, et c’est quelque chose de stupéfiant, 96 % des entreprises allemandes prévoient déjà d’investir aux États-Unis au cours des trois prochaines années.
L’impact politique d’une génération de stagnation pourrait s’avérer préjudiciable non seulement pour l’avenir de l’Allemagne, mais aussi pour celui de l’Union européenne. L’extrême droite s’est normalisée en Allemagne, et cette évolution devrait faire frémir l’ensemble de l’establishment politique européen. Le néofascisme est partout en marche, et l’ascension spectaculaire de l’AfD exige des politiques de changement transformatif plutôt que de continuer à faire comme si de rien n’était. L’avenir de la démocratie européenne dépend du renouvellement du contrat social et de la fin du néolibéralisme. L’AfD a doublé son nombre de voix en moins de cinq ans dans le contexte d’une économie stagnante, bien qu’il s’agisse d’un parti politique extrémiste, islamophobe et raciste. Et si l’Allemagne reste « l’homme malade de l’Europe » dans les années à venir, tous les paris sont ouverts pour les élections de 2029.
C. J. Polychroniou est politologue/économiste politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses recherches portent principalement sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis ainsi que sur la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans nombre de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Plusieurs de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en allemand, arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017) ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021) ; Economics and the Left: Interviews with Progressive Economist (2021) et A Livable Future Is Possible : Confronting the Threats to Our Survival (une anthologie d’entretiens avec Noam Chomsky, 2024).
Source : C.J. Polychroniou , Truthout, 24-02-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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